OPINION La Banque mondiale doit changer sa politique d’intervention

— Par Stéphane Madaule

Au moment où un nouveau président prend les rênes de la Banque mondiale en la personne d’Ajay Banga, que fait cette institution pour lutter efficacement contre la pauvreté et le changement climatique dans les pays du Sud ?

Le président Macron, lors de la COP 27 comme au G20 à Bali en novembre 2022, a souhaité une réforme des institutions financières multilatérales afin de produire « un choc de financement vers le Sud », ce qui demande selon lui « une recomposition profonde de nos mécanismes de solidarité ».

Cette piste de réforme vise prioritairement à augmenter le volume des financements en prêts concessionnels vers les pays du Sud – pays à revenu intermédiaire et pays à faible revenu – pour aller plus vite vers le développement durable, pour lutter plus efficacement contre la pauvreté.

Mais peut-on se contenter d’une augmentation des volumes de prêts engagés et décaissés notamment par le Groupe Banque mondiale ? Ne faut-il pas réfléchir également à une augmentation des dons vers les plus pauvres, donc se décider à rehausser notre niveau de solidarité réelle envers les pays qui en ont le plus besoin ?

Ne faut-il pas réformer la politique de la Banque mondiale en l’écartant du Consensus de Washington1, au moment où les plus grandes puissances économiques du monde (États-Unis2, Chine3, Japon4) font une place de plus en plus importante aux interventions de l’État ?

Atteindre la souveraineté économique

Les vrais changements à opérer au sein de l’institution Banque mondiale touchent en premier lieu à une réorientation drastique des politiques qu’elle promeut depuis plus de quarante ans. Cette réorientation viserait à s’écarter de la loi du marché libre et non faussé, de l’interdépendance généralisée qui place les plus faibles à la botte des plus forts, et plus vigoureusement de la consommation carbonée de masse que favorise la compétition par les prix.

La Banque mondiale doit aller vers une véritable reconnaissance du bien-fondé de l’intervention de l’État dans l’économie, notamment afin de faire émerger l’économie verte. La Banque mondiale doit reconnaître le bien-fondé de certaines subventions liées au fonctionnement de services publics non rentables (eau, électricité, transports collectifs) et au verdissement de l’économie (production à partir d’énergies propres), comme cela est massivement pratiqué par les grandes puissances économiques.

Chaque pays doit ainsi retrouver les instruments de sa propre souveraineté économique, capable d’asseoir ses choix en matière de modèle de développement à construire.

Par ailleurs, les modes d’intervention de la Banque mondiale doivent évoluer. L’utilisation du prêt en faveur des pays en développement, telle que pratiquée par la Banque mondiale actuellement, comporte de nombreux effets pervers.

Le prêt, qu’il soit ou non concessionnel (bonifié par du don) provoque mécaniquement de l’endettement, puis parfois du surendettement pour les pays en développement en difficulté, ce qui aboutit à des crises financières.

Par ailleurs, les prêts utilisés par la Banque mondiale sont des prêts en devises, en dollar très majoritairement. Ils entraînent de la dépendance aux créanciers sur le long terme (quarante ans de durée de remboursement parfois), surtout chez les emprunteurs à capacité financière limitée et à monnaie faible qui assument pleinement le risque de change.

Les prêts de la Banque mondiale en monnaie locale demeurent anecdotiques en volume. Les prêts en devises de la Banque financent encore trop souvent les secteurs de l’éducation et de la santé qui n’ont pas de rentabilité à court terme et devraient plutôt être soutenus par des dons.

Les prêts en devises sont enfin en grande partie inadaptés au financement des pays à faible revenu. Même très concessionnels, ils ne devraient plus faire partie des outils financiers à destination des pays à faible revenu qui n’ont pas les moyens de rembourser et se retrouvent ainsi en restructuration permanente, privés d’indépendance et de souveraineté dans la définition de leurs propres politiques.

Comment demander à la fois plus de prêts pour les pays pauvres et s’interroger sur la maîtrise de leur endettement issu de ces mêmes prêts ? Comment demander aux pays en développement d’être responsables et souverains en s’appropriant véritablement la définition de leurs politiques, et conditionner les prêts, leurs restructurations, leurs annulations, à l’imposition de modèles économiques conçus de l’extérieur ?

Privilégier les dons

Il conviendrait que la Banque mondiale n’utilise que le don pour intervenir auprès des pays à faible revenu, au titre de la lutte contre la pauvreté et du réchauffement climatique. S’agissant de son dernier exercice connu (2021-2022), la Banque revendique 12,1 milliards de dollars d’engagements en dons. Cette enveloppe pourrait être sensiblement augmentée (+ 50 %).

Les dons doivent devenir le seul instrument d’intervention auprès des pays à faible revenu, ce qui n’est pas le cas actuellement. L’action de l’IDA5 de la Banque mondiale serait ainsi intégralement réservée aux pays à faible revenu (les 50 les plus pauvres) qui bénéficieraient pour ce faire exclusivement d’une solidarité sans retour sur le plan financier6.

Cette évolution pourrait accompagner d’ailleurs la réforme nécessaire de l’aide publique au développement, encore trop majoritairement orientée vers les pays à revenu intermédiaire, alors qu’elle devrait, étant donné ses faibles moyens – 0,32 % du revenu national brut des pays donateurs, contre un objectif de 0,7 % par an – , être réservée aux pays les plus pauvres.

S’agissant des pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure comme de la tranche supérieure, ils bénéficieraient toujours des prêts aux conditions de la BIRD7, mais sans bonification d’intérêt.

Actuellement, des prêts concessionnels en devises sont orientés vers les pays à revenu intermédiaire. Or, cette concessionnalité des prêts (en fait du don incorporé au prêt pour fabriquer du prêt à taux d’intérêt inférieur au marché) serait bien plus utile si elle était ciblée vers les pays qui en ont le plus besoin, à savoir les pays à faible revenu.

La Banque mondiale doit également modifier le sens à donner à sa politique envers les pays à revenu intermédiaire : prioriser la lutte contre le changement climatique et non continuer à intervenir au titre de la lutte contre la pauvreté dans des pays parfois émergents, comme le Vietnam ou l’Inde, qui ont déjà les moyens de combattre par eux-mêmes leurs inégalités internes.

On le voit, la réforme de la politique et des pratiques de la Banque mondiale dépasse de beaucoup une simple hausse de ses engagements en prêts. C’est plutôt toute sa stratégie d’intervention qui est à revoir, en accompagnement de nouveaux modèles de développement durable, encore à construire.

Stéphane Madaule

Économiste spécialisé dans le développement,

Professeur à l’INSEEC/HEIP Business School Paris,

Consultant en stratégie et ancien directeur à l’Agence française de développement.

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